XVI
« Pax, replie-toi au donjon. Et tiens la porte jusqu’à ce que je sonne la retraite. » Camron cria cet ordre la bouche pleine de sang. Un coup de pied fit voler du gravier contre sa cuisse et son flanc gauche. Dans la pénombre âcre et remplie de fumée, il distinguait à peine le visage de Pax. Mais l’enthousiasme dans la voix du jeune garde restait clairement audible.
« À vos ordres, seigneur. C’est comme si j’y étais. Ne perdez pas de temps à faire couvrir mes arrières. » Là-dessus Pax déguerpit, se faufilant entre les coups d’épées, de griffes, de crocs et le gravier qui volait, en direction de l’entrée du donjon.
Camron lui souhaita bonne chance. Il en aurait besoin. Les créatures d’Izgard avaient envahi la cour intérieure. Écrasant le feu de toute leur masse, elles s’étaient frayé un chemin à travers le portail, insensibles aux flèches ou aux flammes. Même les harras avaient fini par succomber aux traits des archers, mais ces créatures paraissaient se nourrir de leurs blessures et de leur propre sang répandu.
La souffrance leur donnait un coup de fouet. Chaque fois qu’elles étaient touchées, elles grognaient ou hurlaient avant de frapper avec leurs poings griffus, leurs coudes aux os saillants ou leurs avant-bras aussi pesants et meurtriers que des poteaux de plomb. Tout en crocs, os, muscles et tendons, elles poussaient, taillaient et se dégageaient un passage.
Chaque partie de leur corps constituait une arme. Leurs épaules étaient des béliers capables d’enfoncer une porte, leurs poings des massues, leurs griffes des lames acérées et leur gueule noire béante hérissée de crocs évoquait un piège à loups. Elles étaient armées de dagues et d’épées courtes mais les utilisaient sans finesse, uniquement pour frapper de taille à tour de bras, sans jamais se donner la peine de parer ou de bloquer les attaques. Lorsqu’elles perdaient leurs armes suite à une blessure ou un choc à la main, elles se servaient de leurs griffes et de leurs crocs à la place.
Camron ne savait toujours pas comment elles s’y étaient prises pour franchir la première enceinte – sans doute en exploitant quelque faiblesse découverte par Izgard en étudiant ses plans. Cela l’inquiétait moins que la familiarité des créatures avec la disposition des lieux. Elles s’employaient à leur couper toute retraite. Elles avaient beau ressembler à des monstres et combattre comme tels, une intelligence glaciale brillait dans leurs yeux et une même résolution les unissait, qui les faisait réfléchir et se comporter comme un seul homme.
Des corps broyés gisaient à ses pieds. Camron ne put se résoudre à les regarder. Il savait qu’il aurait dû tenir le compte de ceux qui étaient tombés mais n’en avait pas le courage. Il connaissait ces hommes depuis trop longtemps. Dénombrer leurs cadavres lui aurait paru une forme de trahison.
« Commencez à vous replier ! »
Camron pivota en entendant la voix de Ravis. Le mercenaire se tenait juste derrière lui, ombre parfaitement noire hormis l’ondulation argentée de sa lame. Camron fut heureux de le voir.
« Pax tient le donjon, lui apprit-il d’une voix enrouée à force de rugir des ordres.
— Parfait. » Ravis se fendit vers l’une des créatures, « Dans ce cas, fichons le camp d’ici. » Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il modifia sa prise sur son épée en la brandissant par le milieu comme un javelot. « Il ne reste plus que vous et moi semble-t-il ; je crois qu’il serait temps d’arrêter de jouer selon les règles. » Au mot règles, il visa l’adversaire le plus proche et lui projeta son épée en pleine poitrine.
L’os se fendit avec un craquement perçant. La lame s’enfonça profondément dans le torse de la créature. Un flot de sang noir et puant gicla. Hurlant de rage, la créature battit en retraite. Alors qu’elle levait une main griffue pour arracher l’épée, Camron sentit une traction puissante sur son bras – Ravis, qui l’entraînait en direction du donjon.
« Si j’avais su que vous voudriez rester afin de profiter du spectacle, je me serais arrangé pour prévoir des danseuses. » Tout en disant cela, Ravis fouillait du regard les alentours de la porte, à la recherche du parcours offrant le moins de résistance.
Comprenant qu’il était le seul à tenir une épée désormais,
Camron libéra son bras de la poigne de Ravis et décrivit de grands moulinets défensifs avec sa lame.
Tandis que la créature atteinte à la poitrine hurlait et titubait en se tenant le cœur, d’autres s’avancèrent pour prendre sa place. Broyant le gravier sous leurs pieds, faisant claquer leurs mâchoires et dardant des regards féroces par leurs petits yeux plus durs que le silex, elles se répandirent de part et d’autre de leur congénère, semblables à l’écume marine autour d’un rocher.
Ravis et Camron s’enfuirent au pas de charge. Loin au-dessus d’eux, dans le donjon, deux archers prirent position et commencèrent à tirer sur le premier rang de créatures. Leurs flèches ne suffirent pas à stopper leur avance, mais ralentirent tout de même celles qui étaient déjà blessées ou brûlées.
Camron sentit se desserrer l’étau autour de sa poitrine. S’il était possible de ralentir ces créatures, on devait aussi pouvoir les tuer.
Un cliquetis d’épées résonnait dans l’obscurité autour de la porte. Ravis fit passer sa dague dans sa main droite. Camron ramena sa main qui tenait l’épée à hauteur de sa taille. S’en remettant aux archers pour s’occuper des ennemis dans leur dos, les deux hommes tournèrent leur attention vers ceux qui les attendaient à la porte.
Pax, l’épée à la main, un bouclier en bois de tilleul dans l’autre, se tenait sur le seuil, à combattre deux créatures à la fois. Il saignait par une plaie au front et par une deuxième entaille, moins profonde, au bras. À la manière dont son bouclier ne cessait de retomber, on voyait qu’il se fatiguait vite.
« Elles vont s’attendre que nous les repoussions, siffla Ravis à Camron. Je dis, poussons-les plutôt à l’intérieur ! »
Camron fit à peine signe de l’avoir entendu. Il ne songeait qu’à rejoindre Pax. L’épée haute, il s’élança de front contre la première créature. La colère enfonça profondément sa lame dans la chair grillée de l’épaule du monstre. Écœuré par le carnage, furieux qu’une autre personne à laquelle il tenait soit en danger, Camron frappa avec une violence aveugle, frénétique.
Il n’avait pas voulu combattre une nouvelle fois, mais on ne lui laissait guère le choix. Il ne pouvait pas rester les bras croisés pendant que l’on envahissait son pays et que l’on massacrait ses hommes. Son père avait eu raison de condamner la guerre – Camron en avait vu toute la vérité sur le champ de bataille de la Crosse –, mais cela ne signifiait pas pour autant que toute lutte soit inutile.
Celle-ci était justifiée. Elle devait l’être.
Secouant ses doutes, Camron refoula les deux créatures de l’autre côté de la porte. La gueule béante, l’écume aux lèvres, elles emplirent toute la salle. Leur odeur était suffocante ; Camron ne supportait pas l’idée de la respirer. Vidant ses poumons, il frappa à grands coups d’épée, se moquant de savoir s’il fendait les chairs, l’os ou l’air. Le véritable monstre était Izgard. Quel genre de chef infligerait pareille chose à ses hommes ?
Éprouvant le besoin d’une nouvelle sorte de colère, Camron cessa de se préoccuper des créatures qu’il avait devant lui pour se concentrer plutôt sur Izgard. Comment cet homme pouvait-il se donner le nom de roi ? Comment osait-il envoyer ses compatriotes au combat dans un état pareil ? Que devenaient-ils ensuite, lorsqu’ils avaient remporté la bataille ? À peine conscient de ce qu’il faisait, Camron forçait les créatures à se défendre. La colère le portait, mieux que n’importe quelle science des armes ; c’est elle qui relevait son épée, plaçait coup sur coup, lui faisait oublier sa peur.
Depuis le début il tentait de comprendre ce que son père avait souhaité pour lui, mais cette nuit-là, Camron comprit que seul comptait ce qu’il voulait lui-même. Il ne pouvait régner sur un pays simplement pour faire plaisir à son père. Il devait le ressentir au fond de son cœur. Et là, en combattant un ennemi ténébreux qui puait comme si on venait de l’exhumer, il n’aspirait plus qu’à mettre un terme à Izgard et à ses plans. L’homme n’aurait jamais dû être autorisé à porter la couronne.
Un martèlement de bois retentit derrière lui. Jetant un coup d’œil dans son dos, Camron vit Ravis barricader la porte. Il tenait l’épée de Pax. Le jeune garde n’était plus en vue mais la traînée de sang sur l’escalier en pierre qui montait au grenier indiquait probablement qu’il avait pu s’enfuir. Camron poussa un soupir de soulagement. Ne restaient plus dans la salle que les deux créatures, Ravis et lui. La barre de la porte tiendrait – quelques minutes, en tout cas.
Ravis vint se placer à ses côtés. La chaleur qui se dégageait de son corps fit réaliser à Camron ce qu’il avait dû lui en coûter de refermer la porte. Son cou, ses tempes étaient en sueur. Il avait le visage éclaboussé de sang, mais cela ne semblait pas être le sien.
Avec un sourire, Ravis entreprit de taillader la créature la plus proche avec son épée. « Joli travail, que vous avez fait là en repoussant ces démons », lâcha-t-il entre deux halètements.
En dépit de tout, Camron ne put s’empêcher de lui retourner son sourire. Il y avait quelque chose dans l’expression de Ravis – une sorte d’allégresse insouciante et folle – que l’on ne pouvait ignorer. L’homme semblait savourer tous les dangers du combat.
À eux deux, ils parvinrent à isoler le premier de leurs adversaires. Déjà blessée à de nombreuses reprises, la créature se montrait léthargique, ralentie par la perte de sang. Acculée, elle frappait dans le vide et rugissait, projetant de la salive partout en secouant la tête de gauche à droite. Tandis que Ravis couvrait ses arrières et tenait à distance la seconde créature, plus dangereuse, Camron se jeta sur sa cible. La peur bouillonnait au creux de son ventre, chaude et noire comme de la poix. Sachant qu’il allait devoir décapiter le monstre ou lui transpercer le cœur, Camron prit son temps, multipliant les feintes et les fausses attaques, guettant une ouverture.
Puis, comme s’il devinait ce dont Camron avait besoin, Ravis entreprit de mettre la salle sens dessus dessous : en brisant les lanternes éteintes, en fracassant les coffres et les portes, en projetant les trophées d’armées par terre. L’adversaire de Camron tourna la tête en direction du bruit. Le voyant baisser la garde une demi-seconde, Camron frappa, de toutes ses forces. Son épée fendit l’air et trancha l’épaule, les côtes, jusqu’au cœur.
La créature hurla. Prise de convulsion, elle s’écroula en se débattant. Camron s’efforça de retirer son épée mais la lame coincée dans l’os refusait de venir. Incapable de supporter la vue et l’odeur de la bête agonisante, il détourna les yeux.
La seconde créature fonça droit sur lui.
Épuisé, tremblant, désarmé, Camron se tourna vers Ravis. Le mercenaire réagit en un clin d’œil. Plongeant vers le sol, il ramassa l’une des épées qu’il venait de décrocher du mur et, d’un rapide mouvement du poignet, l’envoya voler dans les airs en direction de Camron, garde en avant.
Attrapant l’arme avec aisance, Camron para les coups de la créature en attendant que Ravis le rejoigne, puis poursuivit le combat à ses côtés. Plus vigoureuse et plus alerte que sa compagne agonisante, la créature se battait avec la rage et le désespoir d’un animal blessé. Lorsque Ravis la désarma, elle se jeta sur eux à coups de griffes et de crocs, déchiquetant les vêtements et la peau.
Dans son dos, Camron entendait d’autres créatures tambouriner contre la porte. Et plus haut dans le donjon, d’autres bruits de combat résonnaient. Les monstres d’Izgard avaient dû découvrir une autre entrée. Au fond de la salle, les gémissements du mourant se firent plus faibles, plus humains, et finirent par cesser. Jetant un coup d’œil furtif par-dessus son épaule, Camron se retrouva en train de contempler le visage d’un homme mort, et non d’un fauve.
Curieusement, Camron se détendit de plus en plus à mesure que le combat se déroulait. Ravis était constamment présent : à couvrir ses arrières, à protéger son flanc, à passer devant lui pour parer ou détourner un coup. Lorsque Camron commençait à faiblir, Ravis le remarquait aussitôt et prenait le combat à son compte, tenant la créature à distance le temps qu’il récupère. Et quand Ravis prit un mauvais coup dans la gorge, ce fut Camron qui s’avança pour contenir les assauts furieux de la créature jusqu’à ce qu’il ait repris son souffle.
Camron en vint à s’en remettre totalement à Ravis. Il était bon de pouvoir lâcher ses coups en sachant que, dans les secondes cruciales où il avait les bras tendus et la poitrine offerte, le mercenaire était là pour le couvrir.
Ensemble, ils finirent par user la créature. Peu à peu, coup après coup, entaille après entaille, ils l’affaiblirent et lui firent perdre une telle quantité de sang qu’elle commença à commettre des erreurs. Alors, sans avoir besoin d’échanger un mot, Camron et Ravis s’écartèrent, encourageant la créature à s’avancer au centre de la salle, et l’attaquèrent de deux côtés à la fois.
Camron perdit le compte des coups qu’il leur fallut pour abattre le monstre. À bout de forces, trempé de sueur, écœuré par la puanteur et la vue du sang, il continua à lui larder le flanc jusqu’à ce que Ravis vienne l’en arracher.
« Je crois que nous pouvons considérer celui-ci comme mort, dit doucement le mercenaire en entourant du bras l’épaule de Camron. Cela en fait deux de moins ; il n’en reste plus que trois douzaines. »
Camron hocha la tête. Il n’avait plus assez de souffle pour parler. Incapable de s’arrêter de trembler, il posa son épée contre sa cuisse et se mit en tête d’en nettoyer le sang.
« Donnez, demanda Ravis en tendant la main vers l’arme de Camron. Je vais le faire. »
Intrigué par cette étrange proposition, Camron leva les yeux vers Ravis. Le mercenaire affichait une grosse bosse violacée au-dessus de l’œil droit, et des griffures au cou et sur les joues. Un mélange de sueur et de sang s’écoulait de son nez en gouttes roses.
Ravis parut accueillir cet examen avec embarras. Il haussa les épaules. « J’avais l’habitude de nettoyer l’épée de mon frère entre deux batailles. Il disait que cela lui portait chance. »
Lisant quelque chose qu’il ne comprenait pas dans le regard de Ravis, Camron lui abandonna son arme. « Je tiens à vous remercier... »
Ravis l’interrompit. « N’en faites rien. Nous combattons pour la même raison, vous et moi. » Après avoir soutenu un moment le regard de Camron, il commença à essuyer sa lame.
Camron aurait voulu lui demander ce qu’il entendait par là mais, avant qu’il puisse formuler sa question, la salle entière fut ébranlée par un choc violent contre la porte. Des esquilles se détachèrent de la barre, les gonds bougèrent et les créatures à l’extérieur se mirent à japper comme une meute de loups affamés en hiver.
« Venez, dit Ravis en lui tendant son épée lustrée à la sueur et à la salive. Partons d’ici tant que nous le pouvons. Ces créatures ne peuvent s’affronter qu’une par une – je propose de nous trouver une autre porte et de laisser entrer quelques-unes de ces charognes. »
Camron sourit, heureux du fond du cœur que Ravis soit avec lui. Le mercenaire avait beau être un étranger, en proie à des motivations inconnues et à des émotions cachées, c’était certainement le meilleur compagnon d’armes qu’il ait jamais connu.
Tessa peignait. À plat ventre par terre, le vélin devant elle sur une planche, les yeux plissés, le poignet douloureux, elle tenait son pinceau le plus fermement possible et recopiait une tempête de spirales écarlates sur le parchemin.
Se reportant à l’enluminure d’Ilfaylen, appuyée contre une pierre à sa gauche, Tessa travaillait sur les bordures complexes qui encadraient le dessin principal. Elle sentait instinctivement que recopier l’œuvre d’Ilfaylen trait pour trait ne lui servirait à rien. Elle devait faire davantage, aller plus loin, plus profond. Se servir de son travail pour accéder aux maillons qui enchaînaient la Ronce, puis les faire sauter par des motifs de son cru. La copie d’Ilfaylen était la carte qui lui montrerait le chemin.
Elle aurait simplement souhaité être mieux préparée. Il y avait tant de choses qu’elle ignorait, tant de choses qu’il lui fallait deviner. L’enluminure d’Ilfaylen était subtile, sophistiquée – elle ne l’avait pas encore décryptée dans ses moindres détails. Et sans le soutien discret d’Emith, elle aurait perdu pied dès la première ligne.
Emith était partout, faisant tout à la fois. Si Tessa voulait un pinceau propre, il lui suffisait de tendre la main pour qu’il en dépose un dans sa paume. Quand elle avait besoin d’un nouveau pigment, non seulement Emith anticipait sa couleur exacte jusqu’à l’opacité et la texture, mais il savait également quelle quantité il en fallait et quel pinceau Tessa devait prendre pour l’appliquer. Si Tessa commettait une erreur et mettait trop de pigment sur le vélin, Emith intervenait avec son couteau pour gratter l’excédent. Lorsqu’elle peignait trop vite et que ses lignes devenaient moins lisses et moins fluides qu’elles ne devraient, il toussotait et lui recommandait de faire une pause.
Souvent, pendant qu’elle peignait un motif dans un coin, Emith traçait son reflet à la mine de plomb dans le coin opposé. Il lui faisait gagner ainsi un temps précieux car elle n’avait plus alors qu’à peindre sur son esquisse lorsqu’elle en arrivait à l’endroit concerné.
Emith l’obligeait à boire chaque fois qu’elle avait soif, à décontracter ses bras et ses jambes avant la venue des crampes, et lui faisait mâcher de petits fragments de feuilles de rue pour prévenir la fatigue visuelle et les maux de tête. Il devançait le moindre besoin de Tessa. Si une bougie commençait à fumer, il coupait la cire noircie avant de rallumer la mèche. Quand il faisait froid, il posait un châle sur les épaules de Tessa, et lorsqu’un courant d’air se mit à souffler depuis l’entrée, il masqua l’ouverture avec son sac. Il sortit même de sa tunique un petit flacon d’huile d’amandes, avec laquelle il massa les poignets de Tessa pour assouplir ses articulations douloureuses.
Il se tenait en permanence à côté de Tessa, à la lisière de son champ de vision, à l’aider, la conseiller, lui préparer ses pigments et ses vernis, à s’agiter dans la grotte ; tour à tour affairé ou songeur, sans jamais s’accorder un instant de répit.
Bien qu’il ne lui offre jamais de conseils concernant le motif proprement dit, parfois, quand Tessa achevait un passage et ne savait plus par où continuer, Emith lui tendait une coquille remplie de pigment et lui suggérait : « Vous pourriez peut-être vous servir de cette couleur, maintenant, demoiselle. Elle irait bien dans cet endroit-là. »
Il ne se trompait jamais. À peine avait-il parlé que Tessa sut ce qu’elle devait faire et se maudit pour ne pas l’avoir vu plus tôt. Sans chercher à en retirer le moindre crédit, Emith reprenait son travail en silence jusqu’à ce que l’on ait de nouveau besoin de lui.
Une part de Tessa avait conscience de cela, de tout ce qu’Emith accomplissait pour elle, de l’éclairage tremblotant et du grondement de la mer de l’autre côté de la roche ; mais une autre part, plus profonde, perdait progressivement le contact avec la réalité.
Une fois le fond peint, les bordures et les coins formés, le motif cessa d’être une simple ébauche pour devenir une enluminure. Le vélin choisi par Emith était désormais souple, lisse, et pâle comme de la peau. Sur sa surface impeccable, dépourvue du moindre pore ou follicule, les pigments s’étalaient comme de l’huile.
Alors qu’elle mettait les dernières touches à la bordure, en se reportant constamment à la copie d’Ilfaylen afin de vérifier les détails, Tessa éprouva une sensation de frôlement sur tout son corps. Croyant à un autre courant d’air, elle leva les yeux vers Emith, mais celui-ci lui tournait le dos, entièrement absorbé par le mélange de ses pigments comme s’il n’avait rien remarqué. Revenant à son motif, Tessa continua à peindre. Des élancements douloureux lui vrillèrent les tempes, pareils à des piqûres d’épingles, et sa vision se brouilla avant de retrouver une netteté supérieure : elle distinguait désormais l’épaisseur des différentes couches de peinture ainsi que les petites impuretés dans les pigments en train de sécher.
D’infimes frémissements d’acouphène vibrèrent le long de l’os derrière ses oreilles. Tessa sentit un changement s’opérer en elle : la grotte parut s’aplatir et s’assombrir, le corps d’Emith prit l’aspect d’une ombre, la lumière des bougies diminua. Et tandis que tout le reste rapetissait et perdait de sa consistance, l’enluminure s’élargissait, devenait davantage que ce qu’elle était.
Le premier réflexe de Tessa fut de battre en retraite – elle avait passé sa vie entière à reculer aux premiers signes avant-coureurs de l’acouphène, et aujourd’hui encore, bien qu’elle soit dans ce monde depuis plusieurs mois, la tentation était forte de s’épargner cette souffrance. Pourtant, elle devait continuer. Au-dessus d’elle, Ravis et Camron se battaient pour lui donner du temps. Quelque part dans la nuit, Izgard et son armée se préparaient à conquérir Bay’Zell et, au cœur de son campement, la Ronce d’or égrenait les secondes à la façon d’une horloge. Dans moins d’une journée, à minuit, elle se trouverait en ce bas monde depuis cinq cents ans.
Les paroles d’Avaccus résonnèrent aux oreilles de Tessa : Il y a du pouvoir dans le chiffre cinq. Un pouvoir très ancien, taillé à la convenance des choses anciennes.
Réprimant un frisson, Tessa s’efforça de continuer à peindre d’une main ferme. Elle aurait voulu être plus forte, plus brave, plus sûre d’elle-même. Ressembler davantage à l’ancienne Tessa McCamfrey. Ses phalanges se crispèrent sur le pinceau. Elle n’avait pourtant pas changé tant que cela ?
Ne sachant que penser, elle fit la grimace, serra les dents et traça une grosse ligne jaune sur la page. Son acouphène lui martelait les tempes et toutes les meurtrissures et petites plaies de son corps lui donnaient l’impression d’être frottées avec du sel. Le pigment doré retint la lumière longtemps après avoir séché. Tessa flaira de lointaines émanations qui n’avaient pas leur place dans cette grotte : une puissante odeur de terre humide et de décomposition.
Tessa se sentit éclater. Une part d’elle-même conservait les idées claires, gardait un œil sur l’enluminure, dirigeait le pinceau et prenait ce que lui tendait Emith au fur et à mesure ; mais une autre, moins détachée, se répandait sur le vélin avec les pigments. Les couleurs s’éclaircirent. L’air parut plus chaud, plus dense, plus humide. Des sons, des bruits et des sensations l’appelaient de l’autre côté. Tessa crut entendre Ravis crier un ordre, puis Camron lâcher un juron. Quelque chose de tiède roula le long de sa joue mais, quand elle leva la main pour l’essuyer, sa peau était parfaitement sèche.
Tout se bousculait en elle : le grincement aigu de son acouphène ; le fracas de la bataille, des hurlements animaux et une cavalcade dans un escalier en bois ; les odeurs de sang, d’iode, de pigments et de fumée ; et la douleur des innombrables plaies et bosses qu’elle avait reçues.
Tessa aurait voulu que cela s’arrête. Elle se sentait assaillie de toutes parts ; sa peau fourmillait de sensations, son crâne résonnait douloureusement. Prenant une grande respiration comme avant d’enfoncer la tête sous l’eau, elle banda ses muscles et continua de l’avant.
À travers la peinture, le vélin, le choc des visions, des odeurs et des bruits. Et elle bascula de l’autre côté.
Dans les ténèbres. Tessa ouvrit les yeux au sein d’une noirceur si absolue qu’il semblait difficile de croire qu’elle était encore en vie. Tout avait disparu.
Elle avait vaguement conscience d’une autre part d’elle-même dans le lointain, en train de s’échiner sur une enluminure. L’image s’estompa prestement, pareille à un rêve au réveil, et bientôt Tessa ne perçut plus que les ténèbres.
Elle n’était rien là-dedans. Rien du tout.
Si son corps était présent, elle ne pouvait ni le voir ni le toucher. Si elle respirait toujours, son souffle allait et venait dans le vide.
Isolée, perdant rapidement tout sens de l’orientation, Tessa s’efforça d’avancer. Les nuits les plus noires qu’elle ait connues n’étaient rien comparées à ceci. Il n’y avait plus ni haut, ni bas, ni direction bonne ou mauvaise ; elle n’avait d’autre repère qu’elle-même. Il ne lui restait plus qu’à progresser vers ce qu’elle percevait comme l’avant. Sauf que l’avant était partout, et que chaque mouvement la ramenait en arrière.
Le temps passa. Les ténèbres enveloppèrent Tessa, ne lui laissant que ses pensées auxquelles se raccrocher. Sa résolution l’abandonna. La lumière n’était plus qu’un lointain souvenir, la chaleur, un rêve sans espoir. En proie aux premiers frissons de la panique, elle essaya de se rappeler la raison pour laquelle elle se trouvait là. Elle avait une tâche à accomplir... une entreprise à mener à bien contre quelque chose...
Tessa se secoua et se débattit dans le noir. La seule chose dont elle parvenait à se rappeler était son nom.
Tessa McCamfrey.
Et le fait qu’elle possédait une bague.
À peine le mot bague se fut-il formé dans son esprit qu’elle sentit quelque chose peser à son cou. Chaude, hérissée de pointes, plutôt lourde pour sa taille, la boucle d’or s’insinua dans les ténèbres avec la discrétion d’une lettre glissée sous une porte. De nouveau sensible à son corps, Tessa leva la main et, pour la première fois depuis le jour où elle avait trouvé la bague, la remit à son doigt.
Aussitôt les ténèbres se transformèrent. Elles prirent de la substance, du relief et se déroulèrent devant Tessa à la manière d’une route. La douleur qu’elle ressentit à passer la bague eut le même effet qu’une gifle au visage. Tessa se souvint de tout et prit conscience de ce qui se déroulait de l’autre côté du vélin.
Elle se vit elle-même, le nez collé à l’enluminure, sur le point d’entamer l’un des quatre panneaux d’entrelacs. Sur la copie d’Ilfaylen, les panneaux correspondants dominaient le motif.
Des rubans or, noir et écarlate s’y entrecroisaient de manière complexe jusqu’à constituer un écheveau inextricable. Même après un examen attentif, les quatre semblaient identiques. Mais en les regardant cette fois-ci – en les voyant par des yeux qui étaient les siens sans l’être –, Tessa put constater d’infimes différences entre chaque panneau. Différences qui tenaient moins à leur contenu, d’ailleurs, qu’à la tension qui les parcourait : les quatre écheveaux tiraient dans des directions contraires.
Tessa frotta les barbillons de sa bague tout en réfléchissant. Qu’avait écrit Ilfaylen à propos de sa copie ? Suis-la bien, elle te conduira aux quatre lieux où il te faut aller.
Quatre panneaux tirant chacun de son côté, comme pour écarteler quelque chose... Tessa enfonça son pouce dans un barbillon. Mais oui ! Chaque panneau représentait l’une des chaînes de la Ronce d’or. Sa tâche consistait à reproduire les quatre écheveaux, puis à les démêler l’un après l’autre. Peignez le problème, puis résolvez-le, avait dit Avaccus.
L’autre Tessa penchée sur le parchemin prit sa mine de plomb et commença à esquisser le premier écheveau. Emith se trouvait auprès d’elle, à nettoyer l’or sur l’un de ses pinceaux. Il paraissait content.
Tessa se détourna, laissant cette part d’elle-même travailler sur l’enluminure, et s’engagea le long de la route obscure. Maintenant qu’elle savait quoi faire, il était temps d’aller chercher la force de le faire. Peindre ne représentait que la moitié de la tâche.
La bague lui montra la voie. Tirant Tessa par le doigt, elle la guida dans les ténèbres. Un souffle d’air lui emplit les oreilles. Elle se sentit aspirée en avant. Des tentacules noirs, lourds comme le plomb, la frôlèrent. Des filaments noirs s’enfoncèrent dans ses yeux, son nez, sa bouche. La foudre s’abattit avec une lenteur de mercure, figeant sa silhouette en suspension. Pendant un moment terrible, la panique s’empara de Tessa. Puis un souvenir lui revint, comme un cadeau.
Elle était déjà venue là – un très bref instant, alors qu’elle voyageait de son monde natal à celui de la Ronce d’or. Elle se trouvait dans les failles et les recoins de l’espace et du temps. L’endroit où les éphémères s’échappaient de la source originelle où, selon Avaccus, avait commencé le Dépouillement.
Pareils, au sable se déposant au fond d’une eau calme, les filaments noirs se détachèrent de ses yeux. Des choses lui apparurent. D’autres mondes, d’autres lieux, d’autres époques, d’autres vies. D’autres éphémères, aux objectifs trop subtils pour espérer les comprendre pleinement, ruisselèrent devant elle comme des gouttes de pluie sur une vitre. Dans l’attente. Tessa en reconnut une qui provenait de son monde natal. Eh oui, se dit-elle, celle-là aussi a fini par disparaître.
Douleur, souffrance, joie, amour et haine étaient tous présents parmi les déchets du Dépouillement. Tessa perçut la pression délicate de ces émotions. Il y avait du pouvoir en elles : le genre de pouvoir qu’engendre un fleuve qui inverse brusquement son cours. Les émotions n’étaient qu’altérations de l’humeur et de la pensée.
Avec cette idée à l’esprit, Tessa quitta les lieux. Les vérités qu’ils abritaient lui paraissaient trop vastes, trop révélatrices. L’endroit respirait l’absolu. C’était un néant surchargé. Tessa ne désirait ni le connaître, ni le comprendre. Pareille à une éphémère, elle ne faisait que passer.
Tournant le dos au Dépouillement ainsi qu’au savoir et aux mystères qu’il renfermait, Tessa repartit sur la route sombre et se laissa reconduire par sa bague.
Elle franchit plusieurs degrés d’obscurité en retournant vers la grotte, l’enluminure et l’ombre d’elle-même qu’elle y avait laissée, et reprit peu à peu conscience des bruits et des difficultés qui l’attendaient là-bas. Elle avait mal au poignet, au dos. La fumée lui piquait les yeux. Loin au-dessus d’elle, séparés d’elle par plusieurs épaisseurs de ténèbres, Camron et Ravis se battaient pour leurs vies. Tessa les entendait haleter, percevait le goût de la peur sur leur langue, sentait la sueur et le sang qui leur coulait sur le visage. Elle éprouvait les mêmes sentiments qu’eux. Et curieusement, parmi la panique et la peur, elle connut quelques instants de joie.
Ravis combattait la tête encombrée de souvenirs, Camron en se débarrassant peu à peu de ses doutes. Ils se protégeaient l’un l’autre comme deux frères : ferraillant côte à côte, se couvrant mutuellement, attentifs aux blessures et aux défaillances de l’autre. À les observer, Tessa crut voir quelque chose naître entre eux, une complicité construite sur le sang répandu, le danger partagé et la confiance grandissante. Tous deux en étaient avides.
Tessa sentit sa gorge se nouer. Quelque chose roula le long de sa joue. Persuadée qu’il s’agissait encore d’une sensation trompeuse, elle l’ignora.
Alors qu’elle regagnait son corps et resserrait sa prise sur son pinceau, Ravis se tourna vers elle. Son regard transperça la distance et la roche qui les séparaient. Il sut qu’elle était auprès de lui. Pendant un quart de seconde, peut-être moins, ils furent ensemble. Ils ne se dirent rien, n’échangèrent pas un mot, mais quand Tessa se pencha de nouveau sur son enluminure, elle avait trouvé quelque part une force nouvelle.
Il y avait de la force là, entre Camron, Ravis et elle, et au moment de se lancer dans la peinture du premier panneau elle puisa dedans, s’y abandonna et lui offrit toute son énergie.
Ravis sentit Tessa s’éloigner. Pendant moins d’un instant, elle avait frôlé son esprit, avant de repartir. Ravis ne parvenait pas à décider si elle lui avait pris ou rendu quelque chose. Il avait simplement conscience d’être béni. Tessa était vivante, et saine et sauve.
« Hé ! Je croyais que vous deviez m’aider avec ceci ? » Camron posa le pied sur l’énorme bloc de granit qu’il s’efforçait de déplacer. « Qui s’arrête pour profiter du spectacle, cette fois-ci ? »
Ravis leva les mains pour admettre sa culpabilité. À la vérité, il ignorait ce qu’il avait bien pu faire depuis l’instant où il avait perçu la présence de Tessa. Une autre créature gisait morte à ses pieds, tandis que son épée ruisselait de sang. Jetant un coup d’œil au bas des marches, il vit une douzaine d’autres créatures renverser la barricade de coffres, de bibliothèques, de statues et de portes sorties de leurs gonds que Camron et lui avaient dressée quelques minutes plus tôt. Les monstres déchiquetaient l’obstacle comme un vulgaire tas de brindilles.
Ravis et Camron se tenaient au premier étage du donjon, au sommet de l’escalier, dans la grande galerie ouverte qui dominait le rez-de-chaussée. Jusqu’à présent ils avaient tout juste réussi à devancer les créatures et à en éliminer une poignée. Ravis tremblait de tous ses membres – sous l’effet de la fatigue, de la peur ou de l’excitation, il l’ignorait. Probablement des trois. Camron était à sa droite, la chemise et les cheveux poissés de sueur. Ravis passa rapidement en revue les blessures de Camron, afin de s’assurer que les taches de sang sur sa chemise ou ses braies ne s’étaient pas élargies. Satisfait, il vint se placer à côté de Camron. Ensemble, ils poussèrent, traînèrent et amenèrent le bloc au bord des marches.
Plus lourde qu’une meule de bonne taille, cette pierre provenait du pied de la fenêtre principale de la galerie, où elle faisait office de siège ou de marchepied pour mieux voir. Le sang qui trempait le sol les avait aidés à la faire glisser.
Lorsqu’elle fut en place, en équilibre au bord du vide, ils attendirent qu’un premier adversaire franchisse leur barricade et s’engage dans l’escalier. Sous leurs yeux, l’une des créatures enfonça son épaule dans une dernière pile de chaises et de coffres, la renversa et dégagea le chemin jusqu’aux marches. Claquant des mâchoires en signe de triomphe, elle bondit en avant. Les autres la suivirent. L’air s’emplit de leurs halètements rauques et baveux.
Ravis et Camron ne firent pas un geste. Par un accord tacite, ils attendirent que l’escalier résonne sous les bruits de pas et que la tête de la première créature parvienne à hauteur de l’étage. Puis, agissant précisément au même instant, ils firent basculer le bloc de granit dans l’escalier.
Il s’écrasa dans le torse de la première créature, qu’il fit voler en arrière. Les autres tentèrent de s’écarter ; certaines y parvinrent, mais la plupart furent fauchées par le bloc ou leur congénère qui rebondissaient de marche en marche. Les corps roulèrent dans le vide ; le craquement des crânes et des os était presque impossible à distinguer du fracas du bois en train de se fendre et d’éclater.
Camron se tourna vers Ravis et lui tendit la main. « Huit de mieux, annonça-t-il. Il n’en reste même plus trois douzaines. »
Ravis sourit. Il prit la main offerte et la serra avec vigueur. « Allons chercher les autres. » Pivotant sur ses talons, il s’éloigna de l’escalier.
« Ravis. » Camron l’arrêta. « Le sentez-vous, vous aussi ?
— Sentir quoi ? »
Camron haussa les épaules. « Je n’en suis pas sûr. Que cette bataille que nous livrons est importante. Qu’elle a une signification. »
Sentant sa vieille blessure aux côtes se ranimer, Ravis acquiesça. Camron avait raison. En combattant là, ensemble, ils ne faisaient pas que gagner du temps pour Tessa. Ils lui procuraient de la force également. Incapable de trouver les mots pour expliquer ce qu’il ressentait, Ravis dit : « Vous et moi devons continuer le combat – c’est tout ce que je sais. » Il y avait plus que cela, bien plus, mais Camron parut s’en contenter.
« Allons le poursuivre ailleurs, dans ce cas. » Camron jeta un coup d’œil au bas des marches. Certaines créatures étaient en train de se relever péniblement, malgré les os brisés qui sortaient de leur corps. « Ce ne sont pas les seules créatures dans le donjon. D’autres ont réussi à s’introduire par-derrière. » Ravis acquiesça, et les deux hommes traversèrent ensemble la salle principale pour atteindre la galerie qui s’ouvrait derrière. Le fracas de la bataille se renforçait à chacun de leurs pas. On n’entendait pas tinter le métal, aucun crissement de lames, rien que le choc sourd de la chair contre la chair, des hurlements, des souffles rauques et des grincements de plancher. Alors qu’ils approchaient d’une porte voûtée, le vacarme devint assourdissant. Du sang s’écoulait sous la porte.
Ravis tira son épée. Il aurait dû avoir peur de ce que Camron et lui allaient trouver de l’autre côté, mais une part de lui-même brûlait de l’affronter. C’était comme se battre de nouveau pour le domaine de son père. On les assaillait de toutes parts, ils se trouvaient en situation d’infériorité et ne savaient jamais à quoi s’attendre. Ravis observa Camron à la dérobée. Et à ses côtés se battait un homme auquel il apprenait à se fier.
Un hurlement de gorge mouillée fit vibrer les planches de la porte. Quelque chose s’écrasa contre un mur. Du verre vola en éclats. Camron releva le pied, prêt à défoncer la porte.
Ravis lui posa une main sur le bras. « Avant d’entrer, je veux vous dire quelque chose.
— Quoi donc ? » aboya Camron. Il était impatient de passer de l’autre côté.
« Vous n’êtes pas le seul qui puisse prétendre au trône de Garizon. » Ravis accentua sa pression sur le bras de Camron, en le regardant bien en face. « J’ai été marié à la sœur d’Izgard. Elle est morte sans laisser de testament. »
Camron retint son souffle. Ses yeux passèrent du gris à l’ardoise. Les muscles de son cou se tendirent comme des cordes. « Pourquoi me dire cela maintenant ? »
Ravis mordilla sa cicatrice. Il n’était pas certain de connaître la réponse. C’était en rapport avec Tessa, mais pas uniquement. « Je voulais que vous sachiez que vous pouvez me faire confiance. »
Plusieurs secondes s’égrainèrent. Une masse énorme bougea de l’autre côté de la porte, faisant vibrer les dalles sous leurs pieds. Ignorant les sons qui leur parvenaient à travers le bois, Camron dévisagea Ravis sans ciller. Il dit enfin : « Alors, nous sommes ensemble dans cette affaire. Comme deux frères. »
À ces paroles, Ravis sentit quelque chose se remettre en place au fond de sa poitrine. Ses yeux le piquaient ; il les ferma donc.
Lorsqu’il fut prêt, il les rouvrit. Se retrouvant nez à nez avec Camron, il hocha la tête. Il n’y avait rien à ajouter.
« Bon, cria Ravis en se détournant. À trois, nous enfonçons la porte. Un, deux, trois... »
Ils firent irruption dans la galerie des archers où les attendait une vision de murs éclaboussés de sang, d’épées brisées et de membres déchiquetés. Une créature chargea droit sur eux, les griffes encore poissées de la viande de sa dernière victime. Une masse plus sombre, plus haute et plus froide se dressait derrière elle ; les murs tremblaient à son approche.
Ravis se battit. Il se battit jusqu’à s’en donner des ampoules dans la main, jusqu’à ce que les muscles de ses épaules le brûlent comme au fer rouge et qu’il soit couvert de sang de la tête aux pieds. Et pendant tout ce temps, au milieu de la terreur, de la souffrance et du carnage, il garda constamment un œil sur Camron de Thorn, qui demeura toujours à ses côtés.
« Hâte-toi, Ederius. Hâte-toi. » Izgard se pencha par-dessus le bureau. « J’ai besoin de savoir ce qui se passe à Castel Bess. »
Ederius parvint à hocher la tête malgré sa toux. Il mit plus de temps que d’ordinaire à contrôler cette quinte et, après coup, ramena son mouchoir rougi de sang. Il l’escamota prestement. Dehors, le campement se bâtissait dans les coups de marteau, les cris et les passages de chariots autour de la seule tente qui soit déjà debout : la sienne.
« Je vais faire de mon mieux, sire, répondit Ederius en nouant un chiffon de soie sur les cals de sa main dominante. Mais les gathelocs devraient avoir rempli leur mission à l’heure qu’il est. »
Izgard exhala, soufflant une fine brume blanchâtre contre la joue d’Ederius. « Ne prenons pas de risques, scribe. Peins. »
Ederius s’exécuta, trempa son pinceau dans le pigment et déposa les premières gouttelettes riches en mercure sur le vélin. Il avait espéré que son roi le laisserait travailler seul, mais Izgard s’approcha un tabouret et s’accouda à l’écritoire, s’installant pour regarder l’enluminure émerger sur la page.